Les films sur Jack L'Eventreur constituent quasiment un genre à part entière et, à ce titre, obéissent à un ensemble de règles incontournables: sordides bas-fonds londoniens noyés sous la brume et hantés par des silhouettes indistinctes et menaçantes, meurtres commis de manière abominable et apparemment dénués du moindre mobile, enquêteurs (de Scotland Yard ou d'ordre plus privé) dépassés par les événements et grand public paralysé par la terreur.
Lorsque le film est mauvais ou banal, ces points sont qualifiés de lieux communs, de clichés. Mais lorsque le projet est de qualité, ils deviennent autant de jalons avec lesquels le metteur en scène peut jouer pour mieux imposer sa patte sur un sujet devenu légendaire.
Ici, c'est John Brahm, routier de la série B hollywoodienne, qui s'y colle. Et il en profite pour nous démontrer que l'oubli dans lequel il a depuis plongé est certainement immérité.
Habilement secondé par un chef opérateur de grand talent, Lucien Ballard, Brahm donne à son Whitechapel de studio (fruit d'un excellent travail de l'équipe de décorateur, soulignons-le) un caractère labyrinthique et le fait regorger de dangers. Mais il y a mieux: renouant avec ses racines (pressentant le danger, il a quitté l'Allemagne alors en voie de nazification), Brahm nous offre des plans dignes des plus belles heures de l'expressionnisme allemand.
L'objet de tant de soin pictural? Il y a certes la belle Merle Oberon, qui fait étalage de son savoir-faire de danseuse. Mais le seul visage dont on est capable de se souvenir à l'issue de The Lodger est celui du tueur: le stupéfiant Laird Cregar. L'acteur à l'hélas trop courte carrière (il décédera à 31 ans, alors qu'il commençait seulement à donner le meilleur de lui-même) éclipse le reste du casting par une prestation absolument sidérante. Brahm, déjouant le piège du whodunit, capitalise sur la connaissance de ses spectateurs (à qui on indique quasi d'entrée de jeu que Cregar est l'assassin) pour mieux mettre en valeur son incroyable antagoniste. Ainsi, Brahm use des contre-plongées pour accentuer le caractère écrasant de la personne de Cregar (physiquement, c'est un véritable colosse), qui domine de la tête et des épaules tous ses interlocuteurs.
Donnant énormément de lui-même à son personnage, Cregar rend "Monsieur Slade" touchant malgré ses crimes: son expression partagée entre horreur et amour lorsque Merle Obéron effectue son numéro de music-hall constitue un tour de force dramatique dont la puissance hante le spectateur longtemps après la dénouement du film.

Les critiques comme le grand public ne s'y tromperont pas et The Lodger sera un beau succès. Le duo Cregar - Brahm se retrouvera donc dans Hangover Square, qui est paraît-il encore plus définitif que le déjà remarquable Lodger.
Voilà qui ne laisse pas de créer une méchante envie de le découvrir.