“America was never innocent. We popped our cherry on the boat over and looked back with no regrets. You can't ascribe our fall from grace to any single event or set of circumstances. You can't lose what you lacked at conception.”
James Ellroy,
American Tabloid.
Une fois encore, Lumet ne manque pas à sa réputation et le spectateur se voit régulièrement submergé – tant au niveau sensoriel qu’intellectuel - au cours de la vision de cette œuvre colossale qu’est
Q&A.
Et pourtant, ce maelstrom de pensées et de qualificatifs est aussi rapidement que totalement éclipsé par une et une seule considération : Nick Nolte est un monstre et personne ne peut l’arrêter. Sa gigantesque silhouette oblitère l’horizon de notre esprit, nous fait débrayer toute raison et nous force à nous en remettre à notre instinct. Qui nous dit : si tu ne veux pas être changé, fuis ou ferme les yeux.
C’est simple : quand le flic corrompu Brennan n’est pas dans le cadre, il y est quand même. Il irradie d’une telle gravité que toute tentative d’analyse ou de conceptualisation du film de Lumet se conclut inévitablement par une mise en orbite autour de son personnage.
Une séquence reste tout particulièrement stupéfiante : alors qu’il envoie d’un ton badin une menace à demi voilée au protagoniste, un assistant au procureur joué par Timothy Hutton, ce dernier lui répond très clairement qu’il détruira sa carrière s’il s’avère qu’il a outrepassé ses droits en tant que policier. On pourrait écrire bien des livres sur ce qui passe par le visage de Nolte lors du contre-champ. Incompréhension. Incrédulité qu’on puisse oser le menacer. Rage. Haine pure contrôlée au prix d’un effort surhumain (à cet instant, son langage corporel est fascinant à regarder)
Et Hutton a probablement cru qu’il allait réellement se faire démembrer sur place.
Bref, le fait que Nolte n’ait même pas été nommé aux oscars cette année-là n’est ni plus ni moins qu’un scandale.
Certes, il est un peu injuste de se focaliser sur la prestation d’un seul acteur : Armand Assante, tout particulièrement, donne lui aussi une belle part de subtilité à son personnage de gros bonnet du trafic de drogue ; intelligent, pragmatique, mesuré et très lucide sur sa situation.
En fait, c’est la quasi-totalité du cast – à l’exception de Jenny Lumet, peut-être un peu trop juste pour son rôle – qui balance du solide.
C’est là le socle sur lequel s’appuie Lumet pour bâtir une fresque parlant avant tout de la ville de New York et, surtout, de sa nature pourrie jusqu’à la moëlle, totalement irrécupérable.
Mais, et c’est là que repose l’intérêt de
Q&A, Lumet fait de cette corruption généralisée l’élément au cœur de l’homéostasie de NY. Tout le paradoxe est là : c’est précisément ce conflit permanent, tantôt larvé, tantôt embrasé, entre les différentes communautés habitant la ville (noirs, latinos, juifs, irlandais, italiens, gays) qui assure la pérennité, voire la prospérité de celle-ci.
Ce système de régulation naturelle semble d’ailleurs uniquement compris par deux groupes : la mafia italo-américaine et le cabinet du ministère public, le grand boss de la mafia se permettant même de réclamer de manière amusée l’arrivée des chinois dans ce grand tableau.
Evidemment, tout ce beau monde se balance constamment des épithètes racistes bien imagés à la gueule et ce dans le plus grand des calmes. Même lorsque Brennan croit sincèrement complimenter un des rares personnages (le seul, probablement) envers lequel il montre un authentique respect, c’est d’une manière foncièrement raciste, ce qui en dit long sur son background. Corollaire : rien qu’imaginer les gentils twittos actuels faire une attaque cérébrale après être tombé devant ce film n’est pas sans ajouter un côté bien hilarant à tout le spectacle.
En fait, Lumet joue avec ironie sur l’absence quasi-totale de WASP dans sa galerie de personnages et va jusqu’à donner un rôle capital (et finalement complètement cohérent) au seul sur lequel il s’était discrètement attardé.
Anticipant le chef d’œuvre
L.A. Confidential (Brennan et son supérieur sont des proto-Dudley Smith, jusque dans leurs origines irlandaises), braconnant parfois sur les terres défrichées par Friedkin avec son mal-aimé
Cruising (ce qui donne une scène tout simplement glaçante entre Nolte et un perso transgenre),
Q&A serait-il sans défaut ? Hélas, le film de Lumet souffre un tantinet de choix musicaux parfois discutables et surtout d’une conclusion en décalage avec tout ce qui lui a précédé.
Néanmoins, sa manière de d’inextricablement lier le destin de ses personnages à leurs origines ainsi qu’à la ville où ils évoluent reste fascinante plus de 30 ans après la sortie du film.
On voudrait ainsi pouvoir conclure en paraphrasant l’écrivain canadien Ross MacDonald, considéré par James Ellroy comme un de ses meilleurs professeurs : « In the end, I possess my birthplace, and am possessed by its language. »
Mais cela voudrait justement dire qu’il y a une fin. Qu’il y a un moment où cela s’arrête. Cela « clicherait » New-York, une entité qui est par nature indomptable, inrésumable, en constante évolution. En effet, s’il est bien connu « qu’on dormira quand on sera mort », que penser d’une ville qui ne dort jamais ?
On préfèrera donc citer à nouveau le Demon Dog et clamer sans trembler : « Closure is bullshit ».